Marchand de Souvenir

Texte d'Élisabeth Chabuel

Le boniment (prologue)

1- Extérieur

Le Marchand de Souvenir :

Hep là venez venez
Vous aussi venez
Approchez
Et vous qui êtes là Ne partez pas
Dans deux minutes Vous voyez ?
Deux !
Ça va commencer !
Approchez Approchez
Amis de tous poils
Approchez
Affamés ou repus
L’heure est à vous
Et vous êtes à l’heure !
Pile poil !
Dans deux minutes
Ça va commencer
Mesdames Messieurs Je vais vous faire vivre
L’incroyable histoire de la Belle Justine
Le malheur de sa pauvre mère et le chagrin de son père
Une créature exceptionnelle ! La Belle Justine !
Justine
C’est le nom que lui donne son père
Et sa mère ?
Nulle part la légende ne lui mentionne de mère
Bienheureux silence !
Bienheureux destin qui ne lui fait pas connaître sa pauvre mère !

Justine
Elle vient de ces temps de guerre
De ces temps de disettes
Où l’on ignore
Qui pense quoi
Qui fait quoi
Qui mange qui ou quoi
De ces temps
Où l’on tue sans rime ni raison
À coup de hache
À coup de pieux
À coup de pierre
En ces temps là
Stratège Justine aime la vie
Quand harnachés jusqu’aux dents les assaillants prennent la ville
Justine veut la paix
Justine veut la vie
Justine veut l’amour et la liberté

2- Extérieur Déambulation

Le Marchand de Souvenir :

Mais Assez causé Suivez-la carriole !
Faut pas traîner
En route Commis !
Dans deux minutes ça va commencer. Vous voyez ?

Dans le cochon y’a du bon 
De la chair au souvenir !
On en a l’eau à la bouche
Il peut guérir de tout De la famine au scorbut
De la tristesse à l’hilarité
De la folie au mal des ardents

Allez venez Éclipsons-nous !
Droit devant ! Vous voyez ? Suivez-moi !
Regardez le ciel ou la pointe de vos chaussures !

Gourmands Voraces Curieux Malades Malingres Sans foi ou sans appétit
Avancez
Justine va apparaître
La Belle Justine ! Une créature exceptionnelle
Du point de vue du tronc
La Belle Justine est une femme Il n’y a pas de doute
Tronc de femme !
Et question visage ?
De bonnes joues et au beau milieu de la figure un groin de cochon !
Non ! Je vous mens !
Mais Qui dit qu’il dit vrai Ment
Et qui ment Dit qu’il dit vrai
Alors ?
Qui dit vrai ? Qui ment ? Qui sait ? Vous voyez ?
Ne manquez pas l’occasion d’apprécier sa beauté
Et l’incroyable histoire de ses origines !

Tu discutes toi ? Tu as la langue bien pendue
Y’en a qui pourrait te la couper à ras
Rira bien qui rira demain !

Allez allez avancez Ne manquez pas le retour de Justine
Justine
C’est le nom que lui donne son père
Et sa mère ?
Nulle part la légende ne lui mentionne de mère
Bienheureux silence !
Bienheureux destin qui ne lui fait pas connaître sa pauvre mère !

3- Théâtre Intérieur ou extérieur

Le Marchand de Souvenir :

Prenez place
Ça va commencer

Approchez Approchez
Vous voyez ?

Ici
Il n’y a pas de rideau
Pas de face cachée
Tout est visible
Mais on ne voit rien !

Approchez Messieurs
Tout homme en âge se doit de faire l’expérience
Tout homme
Vert
Mûr
Bien mûr
Ou déjà cuit

De même pour les dames
L’expérience est sans distinction
Pour tout genre Tout âge Toute classe Toute confession
Elle terrifie et elle donne cœur à la vie
Elle est un pansement sur nos maux
Une potion de jouvence sur la Mémoire

Mesdames Messieurs
Je vous fais revenir Justine La Belle Justine !
Non pas sous une forme pneumatique que je m’époumonerais à gonfler
Sous vos yeux
Et que le badaud ou la passante
Pourraient jauger du doigt
Palper de la langue
Ou à la rigueur du sexe
Pour assouvir sa curiosité
Ni même bien en chair
Dans un coffre molletonné
Dont je tiendrais la clé suspendue autour de mon cou

Non !
Je vous fais revivre
Ici
Sur le champ
Derrière vos paupières
La créature exceptionnelle La femme de ma carriole Justine La Belle Justine !
Au commis
Commis En position !

Commis en position !

Mon commis Gus !
Il ne pipe pas un mot
Il était comme ça quand on s’est connu
À l’époque Il couinait comme un petit cochon
Il avait de la crotte au derrière
On dit qu’à sa naissance Sa mère lui a fiché un coup de pied !

Mesdames Messieurs La Belle Justine va vous plaire
Elle a l’élégance de la biche Et en vous il y a le cerf !
Elle a la puissance de la lionne Et en vous il y a le lion !
Elle a la magnanimité de la reine Et en vous il y a le bourdon !
Elle a l’intelligence du serpent Et en vous il y a l’homme !

Et en supplément elle a la beauté !
Elle a du cœur
Elle a une voix Elle a des cheveux
Elle a des pieds
Elle a des cuisses Elle a un ventre Elle a des seins Elle a un cou
Elle a…
La providence lui a donné un visage Un visage ! Mesdames et Messieurs
Tel qu’au premier regard Nous aspirons à la suivre contre vents et marées dans le tunnel qui mène à l’abîme des abîmes

Mesdames Messieurs
Ce que je vous donne à entendre
va se révéler
derrière vos paupières
Une délectation visuelle tout autant qu’auditive

Peut-être allons-nous y laissez quelques plumes
Légèrement nous brûler les ailes
Vous et moi
Mais nous allons vivre une singulière expérience
Domptez votre peur
Aiguisez vos sens
L’heure est à vous
Laissez-vous porter
Et le temps fera le reste

Sort le bocal d’eau

L’elixir de la Belle Justine !
De l’eau
Un peu de graisse. Un peu de poudre d’os. Un peu de corne de sabot.
Une larme de biche
Une écaille de serpent et un poil de groin. Pure soie de porc !
Une pète de lièvre
Et une goulée de sang encore chaud

Creusons l’oubli Échaffaudons la mémoire avec l’elixir de la Belle Justine

À bras ras Justine
À bras ras Justine
À bras ras Justine
Le tour est joué !

Attention !
Quelques gouttes suffisent !

Rien que tu veux tu ne peux
Rien que tu veux

Fermez les yeux !

Le marchand fait boire de la potion au commis

Le Commis :

Pouahh !

Le Marchand de Souvenir :

Je te fais Je te fais Je te fais
Je te fais

La potion fait effet sur le commis Coup de gong

Rien que tu veux Tu ne peux
À bras Ras
À la Trois
Viens en moi !
Un Deux
Trois

Le marchand boit de la potion II grimace

Elle est là !
Elle s’est étendue de tout son long sur ma langue
Justine est parmi nous !
Je vais passer d’oreille en oreille
Vous allez l’ouïr !
Je vais la glisser dans le cartilage labyrinthique de votre pavillon
Elle va s’introduire doucement dans votre conduit
Elle va s’immiscer dans les réseaux de vos neurones
Elle va ravir votre cerveau
Elle va faire tanguer votre navire !
Vous la sentez ?

SILENCE !

Justine
Justine
Justine

Danse de la transe avec les petits cochons