La note d’Elisabeth Chabuel

“Le théâtre est le seul endroit au monde et le dernier moyen d’ensemble qui nous reste d’atteindre directement l’organisme” (Antonin Artaud)

Marchand de Souvenir est né, d’une part, d’une ambivalence – attirance et peur, fascination et horreur – envers une figure légendaire du patrimoine de ma ville natale : La Belle Justine, une jeune-fille affublée d’un visage de porc ; d’autre part, des regards des gens sur mon visage grièvement blessé suite à un accident de voiture dont j’ai été victime à l’age de 25 ans. Le croisement de ces deux expériences personnelles, m’a montré qu’on passe relativement vite de la différence à la monstruosité. Marchand de Souvenir questionne la laideur et la répulsion que suscite chez l’autre un visage blessé, une malformation, une difformité, une différence. Avant que cela ne commence vraiment, le Marchand de Souvenir, sorte de bonimenteur, nous met en garde : il nous indique que nous allons vivre une expérience, que nous allons sans doute y laisser quelques plumes, nous et lui ! Mais il s’agit de théâtre et nous ne prêtons guère attention à sa mise en garde. Pendant la représentation, nous faisons assurément les frais d’une vraie expérience. Nous la vivons. Notre organisme est atteint !

Comment cette légende a-t-elle traversé les siècles ? L’aura de la Belle Justine, c’est sa monstruosité. Ce qui nous attire chez elle, c’est une curiosité pour la bestialité, le monstrueux, le différent, que l’on se glisse à l’oreille de génération en génération. Notre création met en lumière le besoin vital, insensé, de nous ressourcer à partir de la chair d’histoires plus anciennes. Elle réveille le plaisir de réinventer les monstres du temps passé et de les apprivoiser. Se mentir pour mieux rêver. Mentir vrai pour faire vivre le rêve. Au risque de croiser le monstre ! Ou de le devenir !

À mesure que le Marchand avance dans son récit, son corps se métamorphose en corps du personnage qu’il convoque. La transformation est lente, mais elle est tenace, elle avance, avance sur le rythme des mots qu’il incante, scande ou chuchote dans le micro, jusqu’à ce que la Belle Justine, figure mi-femme mi-cochon, sortie d’une légende médiévale, se retrouve incarnée sur le plateau. Pour un temps, il n’y a plus de Marchand, il y a la Belle qui danse, danse avec son corps difforme, son groin et son pied-sabot. Elle est là, en chair et en os, sous les crissements et les tonalités de la guitare. Je pense à ce livre de Joseph Danan Entre Théâtre et performance : la question du texte, et tout particulièrement à cette citation : “Il faut prendre au sérieux ce désir d’un théâtre qui nous fasse atteindre, fut-ce le temps d’une représentation, quelque chose d’un réel duquel tout, dans le monde où nous sommes supposés vivre, concourt à nous éloigner : tout, c’est à dire l’omniprésence des médias et, désormais, d’internet qui tend à absorber l’intégralité du réel et le champ de notre expérience pour y substituer sa toile. […] Il faut bien qu’un art vivant réponde à notre désir, désespéré parfois, de nous sentir vivants.”

Et bien je crois qu’en présence du Marchand et de sa belle, nous nous sentons vivants.

Élisabeth Chabuel

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