Chantier Müller : Goûter au bonheur

La première partie de notre résidence de création s’est déroulée du 10 au 21 décembre 2007 dans la Salle Noire (Théâtre de Création – Grenoble). À la suite de ces deux semaines, nous avons souhaité partager notre avancée en cours de chemin, et présenter au public un premier regard sur nos recherches autour du texte Le dieu Bonheur de Heiner Müller. Le 21 décembre 2007, nous avons présenté une forme courte préléminaire, que nous avons appelée Chantier Müller : Goûter au bonheur, suivie d’un goûter et d’une rencontre/discussion avec les spectateurs.

Pour écrire Le dieu Bonheur (entre 1958 et 1975), Heiner Müller a pris appui sur des textes antérieurs au sien, notamment ceux de Bertold Brecht et de Walter Benjamin, qu’il cite dans son oeuvre. Cette étape de recherche et d’inspiration à travers d’autres auteurs/artistes a été indispensable dans le processus d’écriture de Müller ; elle prend donc une grande importance également dans notre travail de plateau. Pour cette raison, nous avons souhaité inviter le public à nous rejoindre dans cette mise en contact des univers de Heiner Müller, de Walter Benjamin et de Bertolt Brecht.

Sur cette page, vous pouvez lire quelques éléments extraits du journal de création de Natacha Dubois (metteure en scène), écrits au préalable ou à la suite de la représentation Chantier Müller : Goûter au bonheur.

Lundi 15 octobre 2007

Heiner Müller a écrit pour se défaire de la possibilité de penser notre rapport au monde en terme de continuité. D’espace. De temps. L’espace du plateau pourrait être comme l’espace d’un plateau de tournage. Un lieu où quelque chose a déjà été tourné ou se tournera bientôt. Quelque chose de mort ou quelque chose de suspendu, quelque chose encore à naître. Dans ce lieu : le tournage d’un film sur le bonheur. Le principal personnage est le dieu Bonheur. Et tout attend. Le dieu. Les décors. Des penseurs. Brecht. Benjamin. Müller. Les fulgurances de pensée qui ont surgi à un moment et qui restent là encore à tourner dans l’air, prêtes à surgir à nouveau et à se dévoiler à la première oreille. Le bonheur c’est… Tous prisonniers de cet espace, de ce temps inabouti. Et dont la fin même n’existe pas. Ni le début sans doute.

Les spectateurs. Ceux qui pourront voir, qui pourront entendre. Prêter leur oreille aux mots de ceux qui auront à dire. Ce sera à l’histoire elle même qu’ils devront s’adresser. Demander l’autorisation d’entrée. Cette demande mettra en mouvement les choses. Ils devront être porteurs de volonté de voir et d’entendre.

Dimanche 11 novembre 2007 – Prométhée

Je voudrais que l’on soit dans la salle du théâtre et que l’on travaille ensemble. La lumière, la musique, le jeu et moi. Que quelque chose s’accomplisse. Que cesse enfin les questions dans ma tête. Ne pas être dans l’acte de créer c’est sans cesse penser au pourquoi ne pas y être. Au pourquoi y être. À la capacité, possibilité de s’y trouver.

Certains disent que ce doute, et la peur qu’ils engendrent fait naître la plus grande capacité à la création. Le moteur de l’avancée. Alors je les regarde. J’attends qu’ils me fassent avancer.

Prométhée :

J’ai accordé aux humains de ne plus voir ce qui est à venir.
J’ai fait que les hommes cessent d’anticiper leur mort.

À cette maladie quel remède as-tu trouvé ?
Et qu’as tu trouvé comme remède à cette maladie ?

Je leur ai inoculé des espérances aveugles. (Heiner Müller)
J’ai logé dans leur coeur les projets aveugles.(Eschyle, trad M. Gondicas et P.J. de La Combe)

Vendredi 30 novembre 2007 – quelques notes sur des extraits du texte

« Les rôles du DB (chanteur, provocateur, activiste, homme d’état) »
4 – « Napoléon par exemple… »

Ce fragment représente donc le quatrième rôle du DB, à savoir homme d’état. HM s’arrête sur deux exemples en particulier : Napoléon et Lénine. Le bonheur de ces hommes est présenté par le point de vue opposé : celui du malheur que leur bonheur provoque sur le peuple. HM décrit ces hommes « d’état » comme atteints d’une naïveté qui semble les affranchir de toute culpabilité et qui rend encore plus cinglante et insoluble la situation du peuple qui est présentée en face d’eux comme possédant la même naïveté. Les uns n’aiment et n’honorent qu’eux mêmes ; les autres adorant avec autant de force et sans remise en question leurs propres bourreaux. HM ne présente pas ces « hommes d’état » comme de véritables « méchants » mais plutôt comme des hommes ne vivant que dans leur propre monde et pour leur propre réussite. Et c’est cette distance qu’il place entre l’objet critiqué et la critique qu’il en fait (critique comme indirecte) qui crée ce cynisme et cette violence. Cette méthode en effet ne nous permet pas de nous placer dans un possible champ d’action contre l’autorité. Elle implique au contraire de réfléchir à une construction qui permettrait le changement et non à une destruction de l’ordre établi. L’ordre établi n’est pas destructible. Il se construit lui-même sur la destruction.

Ce fragment est composé de deux parties, la première situe Napoléon à Wagram et propose un point de vue sur le bonheur donné par celui qui possède l’autorité. Regard au cynisme explosif. C’est en réalité une simple description d’une situation : Napoléon pleure d’émotion au son des cris « Vive l’empereur » de ses propres soldats blessés et sur les corps desquels lui et sa garde en retraite marchent. HM termine par cette phrase cinglante « le monument fut ému ; le mortier criait ». Qu’est ce que représente Napoléon ?

Puis la seconde partie présente l’autodestruction du peuple lui-même par sa propre naïveté. La délation.

Une scène très proche de celle-ci se retrouve dans l’autobiographie de HM, Guerre sans bataille. Dans la première partie, « Enfance à Eppendorf et Bräunsdorf », 1929-1939, HM parle de son grand-père et d’une engueulade qu’il aurait eu avec lui, alors qu’ils étaient dans les bois à la recherche de champignons, principal élément de leur alimentation. HM enfant souhaitait utiliser un téléphérique qui montait au château de Augustusburg, le grand-père sous prétextes moraux, disant qu’un homme ne doit pas monter dans un téléphérique, lui interdit et ils s’engueulent. L’enfant comprend plus tard que son grand-père ne possédait en réalité pas d’argent pour utiliser ce téléphérique. Ces éléments factuels si semblables : le vieil homme à la recherche de champignons dans les bois ; le problème de l’argent et de l’autorité. Le grand-père ne dit rien, ne se plaint pas, il refuse juste l’accès à l’enfant. HM a un rapport très fort à la culpabilité et à la lâcheté. Il raconte dans le même passage de son autobiographie comment enfant il s’est bouché les oreilles alors que son père emmené par les SA pour un camps de concentration criait son nom. C’est sans doute par ce rapport à sa propre histoire que l’on peut tenter d’interpréter ce passage. Dans l’extrait que propose HM au contraire, le vieil homme se plaint, il n’oppose pas à sa souffrance un idéalisme moral qui lui permettrait de s’extraire de sa condition. HM nous propose une analyse de la censure, il propose l’auto-censure et le contrôle de ces propres paroles comme alternative à la censure officielle. Sans le savoir le vieil homme parle à Lénine et Lénine prend des notes. Que signifie cette prise de note qui donne au vieil homme la sensation enfin que quelqu’un l’écoute ? HM ne tranche pas. Il ne dit rien de ce que fera Lénine des notes qu’il a prises. Nous sommes en RDA, chaque texte et chaque phrase sont analysés. HM ne peut rien dire. Pourtant a posteriori face à ce que l’on connaît du socialisme aujourd’hui, il ne peut y avoir d’autre sens à cette prise de note par Lenine que celui d’une volonté de punir celui qui critique le pouvoir et de détruire toute opposition. La question que nous devons nous poser aujourd’hui est de savoir ce que nous pouvons faire de ce rapport là, au non dit, rapport à la censure si présent chez HM ? Pour tenter de donner une réponse à cette question il faudrait être capable d’analyser les processus de censure qui ont lieu en France aujourd’hui. Ils ne sont pas les mêmes qu’en RDA lorsque HM écrit.

D’autre part encore une fois l’autobiographie de HM nous donne des éléments importants pour l’analyse de son mode d’écriture. HM est issu d’une famille modeste et communiste. Durant son enfance il est déjà conscient de l’ubiquité qui est nécessaire à sa survie entre ce qui est dit chez lui, la critique du régime national socialiste et l’engagement qu’il doit avoir dans les jeunesses hitlériennes s’il veut conserver sa bourse d’étude. HM est donc très tôt soumis à cette problématique de la censure. Aujourd’hui c’est l’abondance de l’information qui crée la désinformation et détruit de lui-même l’impact que pourrait avoir une prise de parole. Cette mise à distance par l’auditeur de tout message qu’il reçoit fait qu’il faut aujourd’hui se questionner sur le moyen même de faire comprendre cette notion de censure. Ici se situe l’intérêt présent de ce passage. Peu nous importe le contenu historique. L’historique n’a de valeur que par extension de notre présent. Mais la compréhension de ce contenu historique peut nous permettre d’actualiser la problématique de la censure et par là d’aborder une réflexion sur les moyens de prendre la parole face à cette censure. Une telle réflexion est la base d’un travail de dramaturgie pour la mise en espace d’un texte de HM. La crainte n’est pas, véritablement, la censure d’un discours par la violence tel que c’est le cas pour HM. Cette censure, espérons-le, n’aurait pas d’encrage dans une démocratie. Mais la crainte doit se positionner face à une censure par décrédibilisation du discours tenu, par une marginalisation de celui qui porte le discours et du discours lui-même. Quelle type de prise de parole doit-on inventer pour que ce message soit entendu alors que ce processus de censure est déjà amorcé dans une société ? La révolte n’a plus de sens. La parole de l’intellectuel n’a plus de sens. La parole de l’artiste est vidée de son contenu. Il n’y a plus véritablement de politique. Mais nous sommes dans une société qui se désagrège, dans du pessimisme et de la non-action. Si la société absorbe comme une éponge géante tout type d’action, de volonté de parole, que reste t-il au peuple de cette société ? Le pain et les jeux…

Comment doit-on agir si notre volonté de dénoncer cela, si notre volonté d’être entendu, ne se tait pas ? Comment redonner un sens, et une envie au public ? Car le principal problème que crée ce type de censure est la destruction du désir et de l’envie, de la curiosité et de l’excitation. Il n’est dès lors plus possible de travailler sur ce que souhaite voir le public. Il est bien trop souvent la bouche ouverte gobant tout puis, il vomit.

« L’ange malchanceux »

La fin du Dieu Bonheur est une reprise (avec quelques modifications) d’un des fragments de Sur le concept d’Histoire de Walter Benjamin. Heiner Müller intitule ce texte « L’Ange Malchanceux ». Walter Benjamin écrit sur l’Angelus Novus (c’est le nom d’un tableau de Paul Klee que Benjamin acheta et transporta avec lui dans une grande partie de ses voyages).

Outre cela, ce texte est la construction d’une image de l’Histoire et qui se fait à travers une pensée du progrès. Une image que rappelle la photographie de Dresde à la fin de la guerre : sur cette photo l’ange d’une église apparaît comme seul à rester debout face à la ville complètement détruite de Dresde. L’ange rappelle le personnage de ces textes qui est appelé « L’ange de l’Histoire » par Walter Benjamin et qui devient « L’ange Malchanceux » chez Heiner Müller. Walter Benjamin aimait se surnommer l’ange malchanceux, maladroit ou bossu. Ce titre de Heiner Müller peut donc être une référence directe à Walter Benjamin.

En tout cas entre ces deux écrits s’écoulent à peu près trente-cinq ans d’Histoire. De 1940, la date à laquelle semble avoir écrit Benjamin, à 1975, date à laquelle Müller publie le dieu Bonheur. La connaissance de cette période apporte un éclairage fort à ces textes et au glissement du nom de cet ange. Il semblerait nécessaire de dérouler les événements qui font ses trente-cinq ans d’Histoire en Europe, en Allemagne, en RDA pour comprendre le glissement dont parle Heiner Müller de l’Histoire vers la « malchance ».

Il faut tout d’abord savoir que le terme allemand « Glück » duquel vient le nom Glücksgott que donne Brecht à son dieu des Voyages du dieu Bonheur et que reprend Müller signifie « bonheur » au sens de « chance ». C’est donc directement au dieu : « der Glüscksgott » qu’il faut opposer l’ange : « der Glücklose Engel ». Opposition qui disparaît dans la traduction française où Glücksgott devient bonheur et Glücklose devient malchance. Tout comme tend à disparaître l’étymologie du mot français « bonheur » qui est principalement l’expression d’un sentiment intérieur, d’un état de félicité. De ce qui rend heureux. Le signification du bonheur en tant que description d’une corrélation entre un individu et les évènements extérieurs qu’il vit, « la chance », tend elle à disparaître.

Le bonheur est pour nous, dans notre imagination, associé à un sentiment durable, à l’éternité. Le moment ou enfin tout s’arrête. L’utopie. Dont notre représentation ne vient que d’instants, de courts fragments dans lesquels existent comme une fulgurance, l’intempestivité du bonheur. C’est ce qui le rend inaccessible.

Si le nom que donne au personnage de ce texte, les deux auteurs montrent un engagement dans une vision politique à l’instant où ils écrivent ce texte, c’est à dire une analyse de la situation politique économique dans laquelle ils vivent,. et que cette vision se traduit par une critique de notre façon de regarder l’Histoire ; le texte lui est poésie donc universel. Il est image. Celui de Benjamin est image ceci malgré un regard plus analytique sur le tableau de Paul Klee, malgré la référence directe au tableau et à des concepts tel que celui de progrès, ou d’avenir, de futur présents dans le but de définir un concept : celui d’Histoire.

Vendredi 21 décembre 2007 – chantier Müller : le montage de texte

Extraits de textes de Walter Benjamin, Bertold Brecht et Heiner Müller.

Les Personnages – commédien(nes)

Les différentes parties correspondent aux titres de l’oeuvre Le dieu Bonheur de Müller :

[Début du montage : extraits]

Scène 1 : AUTOPRESENTATION DU BALLON

Arrivée du public petit à petit.

Sur le mur extérieur du théâtre un grand portrait de Heiner Müller, noir et blanc, et puis à la peinture rouge un cadre autour du visage et en lettres rouges au pinceau :

« auto-présentation du ballon »
« Avant goût du bonheur » ou « Goûter au bonheur »

et plus loin

« il n’y a pas assez pour tous ».

De la musique, style musique révolutionnaire des jeunesses communistes, vient d’une voiture garée sur le parking. Vitre ouverte. Dedans une personne. Elle fume. On la voit de dos. Et puis la fumée qui sort par la vitre.

Musique. Le public attend devant la porte l’ouverture du théâtre.

La personne dans la voiture jette un mégot allumé , une canette de bière par la fenêtre. Monte le son de la musique. Puis une seconde. Puis une troisième. Puis de plus en plus de moins en moins espacé dans le temps. Rires. Eclats. Cris. Rires.

Puis quand un tas de cannette s’est accumulé, sort A.M. avec une pancarte sur laquelle est écrit :

« Venu du néant le ballon est mis en jeu »

La voiture démarre et s’en va.

Scène 2 : VENU DU NEANT LE BALLON EST MIS EN JEU

AM toujours avec le pancarte.

Alors que la voiture s’en va porte du théâtre s’ouvre, sort W.B.

Il s’allume une cigarette. Tiens la porte ouverte.

« Vous voulez encore fumer une cigarette ou vous voulez rentrer ? »

AM rentre.

Il propose des cigarettes au public.

A l’intérieur en silence B.B. danse, cherche une danse. Certaines personnes du public pourrons le voir dans l’ouverture de la porte.

Il écrase sa cigarette sort un papier de sa poche.

Il lit :

« Mesdames, messieurs. Il incombe habituellement au speaker de faire des remarques introductives du genre de celles que je vais vous proposer. Mais vous ne tarderez pas à vous rendre compte du fait que notre speaker est cette fois mêlé à des conversations de fantômes, si bizarres que nous sommes obligés de le libérer de la banale fonction de simple annonceur. »

Il désigne A.M., arrête de lire, regarde le public, écrase sa cigarette.

« On rentre ?
Entrez, asseyez-vous ? »

W.B. Sort un grand sac poubelle de ses poches et pendant l’entrée du public va ramasser les cannettes jetées par DB. À l’intérieur H. M. fait mousser du savon sur un grand draps blanc (type linceul).

Forte odeur de savon.

Chant et Musique de A.M. :

« Je suis l’ange du désespoir. De mes mains je distribue l’ivresse, la stupeur, l’oubli, jouissance et tourment des corps. Mon discours est le silence mon chant le cri. À l’ombre de mes ailes habite la terreur. Mon espoir est le dernier souffle. Mon espoir est la première bataille. Je suis le couteau avec lequel le mort fracture son cercueil. Je suis celui qui sera. Mon envol est le soulèvement, mon ciel l’abîme de demain. »

B.B. danse toujours, cherche toujours, hoquètement du corps, recherche de ce que pourrait être la gestuelle du bonheur.

Les gens passent devant lui pour aller s’asseoir.

B.B. murmure en boucle :

« Il est impossible de tuer tout à fait l’aspiration des hommes au bonheur. »

H.M. En boucle :

« TRISTAN, MADE IN GERMANY, HYPOBANK, AUSCHWITZ »

Arrivée du dieu Bonheur :

« Je suis le dieu Bonheur. J’ai dormi dix mille ans. Peu importe où. J’ai été réveillé par un bruit qui venait de la terre, une espèce de tonnerre, mais plus fort, et qui durait plus longtemps. Comme ça ne s’arrêtait pas, j’ai jeté un coup d’oeil. Il y avait des flammes géantes qui couraient sur toute la planète. J’ai décidé d’aller voir… »

Le DB sort.

B.B. arrête de danser s’assoie et lit « Les voyages du dieu Bonheur », petit texte publié par Brecht, en 1956 en préface à la nouvelle publication de ces oeuvres de jeunesse.

Scène 3 : LE CHOC

Musique Wagner.

W.B. est entré, il est assis par terre en face du public et renverse un grand sac poubelle plein de petits chevaux. Puis un à un il les met en position de bataille les uns à la suite des autres.

[fin de l’extrait du montage de texte]

Jeudi 17 janvier 2008 – Regard critique sur le travail en cours

Nous avons présenté un premier travail autour de l’oeuvre du DB (Dieu Bonheur) le 21 décembre. Cette présentation s’intitulait, “Chantier Müller : Goûter au Bonheur”. Nous avons travaillé très peu de temps (quinze jours) sur un montage de texte que j’avais fait auparavant.

Cette première présentation, qui a eu lieu devant une cinquantaine de personnes, s’inscrivait dans la démarche globale de notre projet. Elle a permis une première confrontation de l’équipe, metteur en scène, comédiennes, musicienne et éclairagiste, à l’univers dans lequel a été écrit Le dieu Bonheur. Le projet était sans doute trop ambitieux pour le temps que nous avions, et le public a trouvé notre travail difficilement accessible, perdu je pense aussi par l’idée du montage de texte. Plusieurs personnes nous ont également dit qu’ils manquaient de références, que ce n’était pas leur culture. Je pense effectivement que l’entrée dans l’oeuvre de Müller est difficile pour les Français. Et que le théâtre qu’il propose n’est pas encore accepté, entendu, compris par les codes habituels du théâtre.

Dans la distribution que nous allons travailler lorsque nous reprendront les répétitions en février, une comédienne portera le rôle du DB (Emilie), la musicienne (Peggy) sera la figure de l’ange, et les trois dernières se partageront les autres figures/textes. C’est pour elles trois surtout que ce premier travail me semblait nécessaire. Je souhaitais qu’elles se construisent un lien, un regard global sur le texte de Müller et sur son histoire. Ce n’est pas facile pour un comédien de tenir le fil d’un travail dans lequel il n’a pas le fil d’un personnage/d’une figure. C’est pour cela que je les ai faites travailler chacune sur un auteur, Heiner Müller (Laura), Walter Benjamin (Marie), Bertold Brecht (Sophie), en cherchant à comprendre comment chacun se situait par rapport à l’écriture de Müller, aux figures de l’ange et du Dieu Bonheur. Le montage de texte a été fait dans cette direction.

Lors de cette première expérience nous avons également réfléchi sur l’apparence que pourrait prendre le DB. Il revient donc chaque fois dans un nouveau costume et reprend le même texte (“je suis le dieu Bonheur…”). Nous avons surtout travaillé sur des clichés de ce que représente le bonheur. Le DB était en décalage par rapport au reste des textes. Il était un personnage, une figure, alors que le reste du travail était plus littéraire. Nous travaillions sur l’idée qu’une comédienne réfléchit au rapport d’un auteur au bonheur, et nous en fait part à nous spectateur, parfois même en lecture. Mais le rapport à la lecture est difficile sur un plateau, il raconte d’autres choses. C’est dommage. Le DB provoquait des éclats de rire à chaque entrée, du fait de la comédienne, mais aussi de la naïveté dans laquelle le DB se présente. L’idée était : il veut simplement qu’on le “reconnaisse” comme le dieu Bonheur.

Ce que j’ai voulu faire, dire, ce sur quoi j’ai travaillé pendant que nous mettions en place cette première partie du travail (le “Chantier Müller”), c’était une sorte de voyage initiatique, un rêve dans lequel se déroulaient quelques images de l’histoire du vingtième siècle. Nous avons visionné Hitler, un film d’Allemagne de Syberberg qui m’a beaucoup marqué. Il porte, selon moi, cette idée du fragment. Et j’imagine le dieu Bonheur joué en continu, toutes les scènes en même temps, dans un hangar transformé en studio de cinéma au milieu duquel le public déambule. Si seulement c’était possible !!!

Je n’ai sans doute pas encore le recul nécessaire pour répondre aux retours que l’on m’a fait. je n’ai pas encore formulé de réponses aux problèmes dont m’ont fait part les spectateurs. Ma plus grande interrogation se trouve au niveau de ce rapport à la compréhension, à l’accessibilité du message proposé. Je ne suis pas encore capable de prendre le recul nécessaire pour savoir ce qui était ou non audible.