Artaud : expérience-solo
Durant la saison 2006-2007 débute mon travail sur Pour en finir avec le jugement de dieu d’Antonin Artaud. Je suis alors élève en cycle professionnel au conservatoire de Grenoble et prépare mon diplôme de fin d’étude. Ce texte m’a accompagné sur cette année.
Je vous propose ici de découvrir quelques éléments relatant cette première expérience : pensées, extraits de textes d’Antonin Artaud, extraits de mon journal de travail, photographies de la représentation (mise en scène et jeu, Natacha Dubois).
« J’ai vécu jusqu’à 27 ans avec la haine obscure du Père, de mon père particulier. Jusqu’au jour où je l’ai vu trépasser. Alors cette rigueur inhumaine dont je l’accusais de m’opprimer, a cédé. Un autre être est sorti de mon corps. Et pour la première fois de la vie ce père m’a tendu les bras. Et moi qui suis gêné dans mon corps, je compris que toute la vie il avait été gêné par son corps et qu’il y a un mensonge de l’être contre lequel nous sommes nés pour protester. » Antonin Artaud
Méthodologie de travail
Extraits de mon journal de travail :
Mardi 13 février 2007
Le travail en solo me pèse parfois. Il est difficile, depuis le début du travail, de ne pas avoir l’occasion de confronter ce que je fais au regard de quelqu’un qui pense constamment le texte d’Artaud dans un coin de sa tête. Alors, seule, j’ai du mal à faire table rase, à repartir sur autre chose. Je ne sais pas encore si ça a du bon ou pas. Sans doute, je creuse plus mes propres idées jusqu’à leur aboutissement. Sans doute, j’en laisse passer beaucoup sans même les voir. Mais les jours où le travail n’avance plus, la solitude est plus grande. Mon journal de bord a alors pris une importance considérable. Il fut mon rapport à toutes les choses passées qu’il me fallait oublier pour jouer, mais garder en mémoire pour construire et remettre en cause mes propositions.
Lundi 2 avril 2007
Travailler seule. Ce carnet est comme mon metteur en scène. La mémoire de mon metteur en scène. Ma mémoire en retrait. J’écris et il faut que j’oublie, puis que j’écrive et oublie… etc…
Jeudi 5 avril 2007
Écrire sur mon incapacité à travailler seule. Toujours comme pour me décharger de cela. Et ne rien écrire de constructif sur cette jouissance que je ressens à travailler seule. À pousser jusqu’à l’inacceptable ma façon de me regarder. Tirer un trait pour marquer ma propre adoration de moi-même et la non-adéquation avec le monde et ce qui m’entoure. La question qui me ronge : savoir si oui ou non ce que je fais vaut quelque chose. Et cette réponse à l’intérieur de moi. Si quelqu’un t’assurait que ça ne vaut rien, est-ce que tu t’arrêterais, poserais ton stylo et irais mourir ? Si cette voix s’élevait forte et puissante comme celle de l’objectivité ? Mais tu ne crois pas à l’objectivité. Encore moins en ce qui concerne l’art. Alors, même cette voix, tu ne la prendrais pas au sérieux. Et, même cette voix, elle te mettrait en colère et tu t’acharnerais à créer deux fois plus.
« Je sais que les moi se pleurent dans leurs rêves et ne peuvent plus prétendre pour la continuité de leur principe et de leur être à cette durée que l’âme immortelle il y a quelques siècles lui donnait. Ce qui veut dire que sans le corps qui maintient la continuité personnelle des impressions, les êtres seraient plus changeant que le spectacle de la nature qui passe de la montagne à la mer, de l’iceberg à la forêt. » Antonin Artaud 1945 (XI, 44.45)
Parole / Corps sans organes / Marionnette
« Le corps est le corps,
il est seul
et n’a pas besoin d’organes,
le corps n’est jamais un organisme
les organismes sont les ennemis du corps
les choses que l’on fait se passent toutes seules sans le concours d’aucun organe
tout organe est un parasite
(…)
La réalité n’est pas encore construite parce que les organes vrais du corps humain ne sont pas encore composés et placés. »
Antonin Artaud
Dans le « Théâtre Sacré », chapitre de L’espace Vide, Peter Brook pose la question du rôle et du sens de la parole dans le théâtre. Il voit chez Brecht, par exemple, l’utilisation de la parole comme d’un outil au service d’un travail sur l’imagerie de la mise en scène. Mais, c’est chez Artaud que la remise en question de la parole est la plus profonde. La parole y est associée à la rationalité. Artaud définit la raison comme une faculté « européenne » tendant toujours vers un simulacre des mots, il cherche une révolution de la conscience, il cherche à retrouver ce qui nous unit à la vie, à son cri, il cherche à remplacer la parole par l’évènement et à passer ainsi dans un autre théâtre, le théâtre sacré. Le but de ce théâtre est de pénétrer plus profondément en l’homme, de toucher une réalité plus profonde, inaccessible par la parole. Atteindre le corps sans organes. Le moyen est le travail sur la parole, afin de dépasser la rationalité, pour préserver le mystère du monde et des humains. Travailler jusque dans la non-parole, le cri, le son, les glossolalies. « Ne pas contester au monde son caractère inquiétant et énigmatique » dit F. Nietzsche. C’est aussi le travail de Craig, Kantor, Maeterlink qui vont chercher la vie dans l’absence de vie. Au plus profond. Comme dans le lieu du corps sans organes. Le travail avec la marionnette ou le masque peut être un chemin pour accéder à ce lieu. Maeterlink dans « l’explication sur le théâtre d’androïdes » explique que le travail avec la marionnette permet d’effacer le conflit entre les âmes du poète et du comédien. Efface le conflit entre le corps sans organes et la machine désirante. La marionnette ne désire rien. Elle est présente. Au delà de l’organisme, mais aussi comme limite du corps vécu, il y a ce qu’Artaud a découvert et nommé corps sans organes.
« Le corps sans organe s’oppose moins aux organes qu’a cette organisation des organes qu’on appelle organisme. C’est un corps intense, intensif. Il est parcouru d’une onde qui trace dans le corps des niveaux ou des seuils d’après les variations de son amplitude. Le corps n’a donc pas d’organes mais des seuils ou des niveaux. Si bien que la sensation n’est pas qualitative et qualifiée, elle n’a qu’une réalité intensive qui ne détermine plus en elle des données représentatives, mais des variations allotropiques. La sensation est vibration… » Gilles Deleuze, Francis Bacon logique de la sensation
Le travail d’Artaud comme celui de Bacon est de défaire l’organisme au profit du corps, le visage au profit de la tête, pour l’un à travers ce qu’il nomme le corps sans organe, pour l’autre à travers la figure. La cruauté ce n’est pas la représentation de quelque chose d’horrible mais c’est l’action de forces sur le corps et la sensation, action qui oppresse et dont il faut se détacher. Cela donne naissance pour Artaud à la notion de corps sans organes.
« Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes alors vous l’aurez délivré de tous ces automatismes et rendu à sa véritable liberté. Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit. » Antonin Artaud
Il est important de se détacher d’un regard freudien pour lire l’oeuvre d’Artaud. La lecture de G. Deleuze et F. Guattari, dans L’anti-oedipe est sans doute décisive dans l’acceptation de la violence des textes d’Artaud. Pour eux Artaud ne se situe plus dans un rapport avec la mort mais dans un processus de production, non plus pulsion de mort mais pulsion créative.
Danse / Butô
« creuser l’enfer, c’est y engouffrer le ciel » Pierre Émmanuel dans Baudelaire et nous
J’aime beaucoup cette phrase. Elle est comme un résumé de mon rapport à Artaud. Je n’ai pas lu ce livre. Ne l’ai pas trouvé. Pas vraiment rechercher. J’ai trouvé cette phrase dans un livre sur le Butô. Mon rapport à Artaud ne pouvait pas se défaire d’un rapport au corps. Et c’est sans doute à travers le Butô, -parce qu’il s’est fortement appuyé sur Artaud et Nijinski, Grotowski, Genet… à sa naissance après la seconde guerre mondiale au Japon, pour rechercher comment reconstruire quelque chose de nouveau après que tout avait été détruit, -que ce rapport au corps s’est révélé.
« Lorsque je danse, il arrive que je sente la main droite d’Antonin Artaud
Agripper
(…)
Une de mes côtes flottantes près de mon coeur.
Cette main de squelette vivant, on risque de la prendre
Pour celle d’une momie, se tend à partir d’une photographie d’Artaud affaibli
Directement vers mes viscères et balance(…)
Elle est lorsque je danse, une force qui fait passer
Ma danse vers la drôlerie cruelle… »
Murobushi K., danseur Butô
Pour travailler dans cette direction j’ai lu plusieurs textes, et en ai tiré des axes à partir desquels j’ai travaillé. La proximité du corps du sol, les épaules rentrées, les genoux en dedans. Le bassin contrôle le centre de gravité du corps. L’intériorité qui relie le Moi au Soi, le corps à l’esprit. La quête des origines qui ne le place ni dans du théâtre ni dans de la danse mais dans une recherche du corps obscur.
« Toutes les catastrophes, toutes les situations explosives souffrent de n’être que de piètres résolutions face à celui qui disait : « (…) et malheureusement je suis en vie ». Si Artaud constitue un exemple frappant c’est en partie parce qu’il ne s’accrochait pas trop à sa vie, sa chair, pour mieux cerner l’effondrement de la pensée. » Hijikata
Et, dans ce livre sur le Butô, j’ai été particulièrement sensible au travail d’Ikeda Carlotta. Je me suis notamment inspiré de son travail pour le texte « A la recherche de la fécalité », la position, la pluie de sel. Il me semblait que cette image était parfaite pour ce texte. Et la marche animalisée qui m’emmène vers le public est aussi une inspiration de son travail. J’ai eu la chance de la rencontrer cette année. Elle est venue présenter à Grenoble son spectacle Zarathoustra qu’elle a crée en 1980. J’étais au premier rang et je voyais le visage des danseuses se transformer, se tordre, et leurs corps entrer dans des distorsions impressionnantes. Effectivement ce n’était ni du théâtre ni de la danse, mais une sorte de rituel. Avec des sons très graves qui allaient nous chercher jusque dans les entrailles et des cris stridents et aigus. Et puis je l’ai entendu parler de la nécessité de la fracture dans la danse et dans la vie parce que l’homme n’est pas capable de tenir une chose, alors il lui faut ces fractures qui lui permettent de changer de chemin.
Extrait de mon journal de travail :
Samedi 28 avril 2007
Hier soir, je suis allée voir le spectacle de Carlotta Ikeda. Zarathoustra. C’est fou, il y a vraiment des choses qui sont semblables avec Artaud. Normal. Déjà Nietzsche et puis le butô. J’espère qu’il va me nourrir pour ma danse. Déjà il faut que je me donne confiance dans mon idée de la lenteur. Du déploiement de la naissance. Plusieurs images intéressantes. Elle a réutilisé le sel et dans son programme elle écrit :
« La danse se poursuit, toujours en cours. Nous sommes la douleur qui revient. Le sel tombe de la mer renversée. Le sel blanc, assèchement de l’âme et de la puissance qui métamorphose. » Carlotta Ikeda
Parler de ce spectacle… Un moment d’elle. Elle est de dos. Se retourne pleure en ouvrant la bouche une quart de seconde, puis se retourne vraiment lentement et son image reste dans nos yeux. Et se dissipe dans une sérénité profonde. Oui c’est ça je crois que j’aime dans la culture et l’art japonnais, cette fulgurance de la violence très forte qui se dissipe dans une sérénité une douceur de l’espace et du temps. Je voudrais revoir ce moment cette sensation, savoir comment y travailler. »
Mysticisme et valeurs
« Artaud est peut-être un des plus grand mystiques modernes, jusqu’au moment où il est tombé dans le trou même du vide de Dieu, ce qui l’a conduit à l’asile. Et lorsqu’il en est ressorti, cela a été pour jeter à la figure de Dieu et des hommes toutes ses imprécations et pour dénoncer le subterfuge qui l’a conduit à l’aliénation. Cependant il n’a pas pour autant abandonné sa posture mystique, mais il l’a utilisée comme une stratégie de l’immanence et de la révolte. » Camille Dumoulié
Quand Artaud écrit puis enregistre Pour en finir avec le jugement de Dieu en 1947, il est nécessaire pour lui de se détacher du jugement et de l’ordre des « valeurs ». Argument d’une critique de la culture et condition de survie. C’est souvent dans un rapprochement avec des images de la Bible, notamment de l’apocalypse, qu’Artaud construit ces images et c’est sans doute plus, une nécessité de sortir d’un dogmatisme chrétien que d’en finir avec toute forme de mystique.
« Je ne crois pas qu’il y ait quelque chose qui
soit la substance
de quelque chose…
…je ne crois ni à l’angle ni à l’idée
Je ne crois pas aux formes initiales, à la forme et à la non-forme…
Je ne crois pas qu’il y ait une forme initiale principe (parce que je ne crois pas au principe ni aux principes). » Antonin Artaud
Et si Artaud prend appui sur la culture des anciens mexicains, des Tarahumaras, c’est par ce qu’il les considère immédiatement capable de culture, car ayant un rapport direct avec la nature. C’est dans ce retour à la nature que se trouve le mysticisme d’Artaud. La réconciliation de l’homme avec la nature serait pour lui une façon de fonder à nouveau une harmonie morale. Et le théâtre engage le sens humain en charge de l’origine cruelle. Et la forme la plus ancienne de ce théâtre de la cruauté est la mise en scène du divin.
Pour en finir…
Mon journal de travail commence au 31 octobre 2006. Voilà donc plus de six mois que je fais tourner plus ou moins intensément dans ma tête le texte de Pour en finir avec le jugement de dieu. Dans quelques jours je le ferai passer en arrière plan, pour travailler sur un autre projet, un texte d’Arthur Adamov, mis en scène par Emmanuel Daumas, dans lequel Artaud est lui-même personnage. Je le ferai passer en arrière plan avec le regret de ne pas avoir réussi à mettre en avant le côté ludique du texte. J’ai mis trop longtemps… à maîtriser le fond de ce texte pour trouver les endroits de distorsions qui pourraient m’appartenir pour les retourner vers l’humour.
« Le théâtre contemporain est en décadence parce qu’il a perdu le sentiment d’un côté du sérieux et de l’autre du rire. Parce qu’il a rompu avec la gravité, avec l’efficacité immédiate et pernicieuse, – et pour tout dire avec le danger. Parce qu’il a perdu d’autre part le sens de l’humour vrai et du pouvoir de dissociation physique et anarchique du rire. Parce qu’il a rompu avec l’esprit d’anarchie profonde qui est la base de toute poésie. » A. Artaud, La mise en scène et la métaphysique
Natacha Dubois – 2007